Le biais de planification
En face de l'enthousiasme nécessaire pour innover, sous-estimer le temps, les risques et les ressources nécessaires pour mener à bien un projet peut s'avérer dangereux nous explique Daniel Kahneman, Prix Nobel d'économie, dans son livre "Thinking fast and slow"
Bruno Martinaud
1/1/20254 min read


Le biais de planification et son impact sur les projets innovants
(re)lire Daniel Kahneman
Il est communément admis qu’il faut une certaine forme d’inconscience pour s’engager dans un projet très innovant ou la création d’une start-up. La probabilité d’échouer est toujours très supérieure à celle de réussir, le succès de l’innovation suit une loi de puissance avec peu de très grands gagnants et beaucoup de perdants et de sous-performeurs. De là, innover, entreprendre sont, par nature, des actes irrationnels.
Pour autant, réduire celle-ci à un mouvement intuitif, émotionnel, reviendrait à exonérer le porteur de projet, de ses « responsabilités » et expose à des pièges parfois dangereux.
A cet égard, dans son ouvrage emblématique "Thinking, Fast and Slow", Daniel Kahneman, psychologue et économiste, lauréat du prix Nobel en 2002, met en évidence de nombreux biais cognitifs qui influencent nos décisions. Parmi eux, le biais de planification lorsqu'il s'agit de mener à bien des projets, et pas seulement des projets innovants et des start-ups.
Qu'est-ce que le biais de planification ?
Celui-ci se manifeste par une tendance à sous-estimer systématiquement le temps, les coûts et les risques associés à la réalisation d’un projet, tout en surestimant les bénéfices qui en résulteront. Ce biais reflète un excès de confiance et une surévaluation très optimiste de nos capacités à prévoir l'avenir. Il est souvent renforcé par un manque d'expérience ou d'analyse rigoureuse des échecs passés.
Dans un contexte d'innovation, où l'incertitude et les aléas sont omniprésents, le biais de planification peut s'avérer particulièrement problématique. Les entrepreneurs et les innovateurs, mu par leur vision ambitieuse et leur goût pour les grands espaces vont souvent se retrouver piégés par ce dernier.
Kahneman et Tversky, lors de leurs recherches, ont constaté que même lorsqu’on a une expérience sur des projets similaires, la tendance à sous-estimer les risques, les coûts et les reste présente. Ce biais est d'autant plus prononcé lorsqu'il s'agit de projets complexes et innovants, où l'incertitude est élevée.
Quelles conséquences concrètes pour les entrepreneurs et les innovateurs
Sous-estimation des ressources nécessaires : Beaucoup de start-ups et de projets vont se lancer dans leurs projets avec des ressources insuffisantes. Bien sûr, l’exploration initiale pour trouver le product-market fit ne se planifie pas et les ressources nécessaires vont toujours dépasser les prévisions. Notre étude conduite dans le cadre du livre « Objectif :mars ! » suggère qu’il faut 3 à 4 fois ce que l’on prévoit pour trouver le product-market fit et atteindre la phase 2 (celle de l’apprentissage de l’exécution).
Délais accrus : Les projets innovants impliquent souvent des défis techniques ou organisationnels sous-évalués au départ. Ces retards dans la confirmation du potentiel peuvent conduire à la perte de confiance des premiers partenaires ou investisseurs. Toujours issu de notre étude, nous avons observé que la phase exploratoire dure, non pas quelques mois, mais en moyenne 1 à 2 ans ! 1 à 2 ans pendant lesquels il faut maintenir l’ensemble des parties-prenantes alignée sur un objectif commun qui tarde à arriver.
Risque d’épuisement des équipes : de là, les retards en cascade génèrent du stress, de la frustration et – parfois - un sentiment d'échec, pouvant altérer la motivation et à la cohésion de l'équipe.
Mauvaise gestion des attentes des parties prenantes : de la même façon, des prévisions trop optimistes présentées aux investisseurs, aux partenaires ou aux clients peuvent créer des frustrations et une perte de confiance si elles ne sont pas tenues.
Comment (tenter d’)atténuer ce biais?
Adopter une approche réaliste : Analysez des projets passés, trouver des comparables en particulier et regarder combien de temps et de ressources ont été consommés à chaque phase. Pour les projets de start-up, la base de données crunchbase s’avère de grande valeur ; analyser la trajectoire de projets comparables jusqu’à la série A. Combien de temps ? Combien de ressources levées ? ces éléments constituent un excellent estimateur du temps et du coût de l’exploration.
Scénariser les incertitudes : Construisez plusieurs scénarios, du plus optimiste au plus pessimiste, en prévoyant des marges de sécurité pour les échéances et les budgets. Daniel Kahneman suggère, dans ce cadre, de conduire une analyse « pre-mortem ». On se projette dans un an, deux ans, et le projet a échoué, qu’est-ce qui pourrait expliquer cet échec ?
Impliquer des tiers et des « regards extérieurs » : Albert Moukheiber que nous avons interviewé dans le cadre du livre « Objectif :Mars » propose de forcer des perspectives différentes, un équipe rouge (pessimiste) et une équipe bleue (optimiste), lesquelles combinent profils internes et externes. Ainsi, faire valider les hypothèses par des experts externes ou des regards différents peut aider à détecter les angles morts et à tempérer les visions naïvement optimistes.
Adopter des méthodes agiles : Les méthodologies agiles, centrées sur des itérations courtes et adaptatives, permettent de réévaluer régulièrement les écarts par rapport aux objectifs initiaux.
Encourager la transparence : Communiquez régulièrement avec les parties prenantes pour ajuster les attentes et partager les progrès, les défis et les imprévus rencontrés.
Conclusion
En prenant conscience du biais de planification et en appliquant – notamment - ces stratégies, les porteurs de projets innovants et les startups peuvent éviter de tomber dans ce piège et augmenter significativement leurs chances de succès. L'optimisme est essentiel, mais il doit être tempéré par une planification réaliste et une anticipation des difficultés potentielles. Comme le rappelle Kahneman, se détacher de nos illusions de certitude est une première étape cruciale pour naviguer avec succès dans l’incertitude. Et à ce titre, se forcer à conduire une analyse pre-mortem constitue certainement le premier pas.